La chasse aux travailleurs frontaliers se poursuit : les frontaliers des sociétés de logements de droit public dans le viseur

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L’administration fiscale estime depuis peu que nul travailleur frontalier ne devrait opérer au service de sociétés de logement de droit public. Elle a entrepris de les traquer, systématiquement.

La disposition légale à laquelle elle a recours n’est toutefois pas aussi claire et explicite que l’administration ne le laisse penser.

Le « gibier » frontalier, s’il connait les reliefs du terrain de la traque, peut se défendre et échapper au chasseur.

La présente contribution vise à permettre aux frontaliers de comprendre le raisonnement administratif et de s’y opposer de manière argumentée.

Si vous êtes visés par cette problématique ou craignez de l’être, nous vous invitons à prendre contact avec notre cabinet, préférablement avant tout contact direct avec l’administration fiscale.

Introduction

L’administration fiscale a récemment ouvert un nouveau front dans sa lutte contre les travailleurs frontaliers français.

Après s’être attaquée à ces travailleurs de manière quasi systématique, principalement en mettant en cause la réalité ou l’unicité de leur foyer d’habitation en zone frontalière française,  elle semble à présent avoir changé sont fusil d’épaule en remettant en cause le statut fiscal de tous les travailleurs frontaliers actifs au sein de sociétés de logements publics, au motif que les activités de leur employeur les excluraient d’office du statut de frontalier.

Cette remise en cause fondamentale représente une épée de Damoclès suspendue au dessus de la tête de ces travailleurs et de leurs employeurs.

Dans la présente contribution, nous proposons d’analyser les enjeux et la controverse au cœur de ce nouveau front. Nous proposerons également une interprétation des textes légaux  applicables qui permet – à notre estime – aux travailleurs visés (et à leurs employeurs) de continuer à bénéficier du statut de frontalier auquel ils ont droit.

Enjeux – L’épée de Damoclès n’est pas qu’une abstraction lorsqu’il s’agit de redresser la situation fiscale d’un travailleur frontalier et/ou de son employeur. En effet, en cas d’imposition d’office et selon que l’administration considère qu’il y ait eu ou non une intention frauduleuse :

  • le travailleur frontalier actif au sein d’une société de logement de droit public pourra se voir réclamer : de trois à sept ans d’impôts (belge) des non résidents, assortis d’un accroissement de 100% à 200% des dits impôts, ainsi que des intérêts de retard ;
  • son employeur ne sera pas en restes puisqu’il pourra également se voir également réclamer : les précomptes professionnels non retenus lors des trois à sept derniers exercices, assortis d’un accroissement de 100% à 200% des dits précomptes, ainsi que des intérêts de retard ;

Les enjeux financiers sont très rapidement colossaux, en particulier pour les salaires modestes, et les conséquences humaines et sociales potentiellement dramatiques, tant pour les travailleurs visés que pour leur employeur.

Aussi importe-t-il de décortiquer la controverse juridique sous-jacente.

Au cœur du débat : article 10 vs article 11

Article 10 versus article 11 – La question au cœur de la problématique analysée ici trouve son origine dans le libellé obscur de la Convention préventive de la double imposition conclue entre la Belgique et la France (ci-après, « la Convention »).

Deux dispositions de ce texte entrent en effet en concurrence pour déterminer qui de la France ou de la Belgique dispose du pouvoir d’imposer les revenus des travailleurs résidant en zone frontalière française et actifs au service de sociétés de logement de droit public établies dans la zone frontalière belge.

La répartition du pouvoir d’imposer ces revenus est réglée – pour la problématique analysée ici – aux articles 10 et 11 de la Convention et dans le Protocole relatif aux travailleurs frontaliers (ci-après, « le Protocole ») qui le complète.

Si c’est l’article 11 de la Convention qui s’applique, le Protocole peut également s’appliquer, de sorte que les travailleurs frontaliers qui en respectent les conditions doivent pouvoir bénéficier de ce régime (jusqu’à son extinction en 2033) ;

Si c’est par contre l’article 10 de la Convention qui s’applique, le Protocole ne sera pas applicable. En conséquence, les travailleurs subiront « plein pot » le redressement fiscal évoqué ci-dessus.

L’article 11 s’applique aux traitements, salaires et autres rémunérations analogues. Son paragraphe 1er fixe le principe de la taxation dans l’État de l’exercice de l’activité professionnelle.  Son paragraphe 3 et le Protocole dérogent à ce principe pour ce qui concerne les travailleurs frontaliers français, en allouant le pouvoir d’imposer leurs rémunérations à leur Etat de résidence, soit la France en l’espèce (plus d’informations sur le régime des travailleurs frontaliers).

Le paragraphe 1er, s’il est libellé en termes très généraux, précise toutefois qu’il s’applique « sous réserve des dispositions [de l’]article 10 de la […] Convention ».

Or, cet article 10 énonce quant à lui le principe – dérogatoire à celui de l’article 11 – selon lequel les rémunérations allouées par la Belgique ou la France ou par une personne morale de droit public de l’un de ces Etats qui ne se livre pas à une activité industrielle ou commerciale sont imposable exclusivement dans ledit Etat.

L’article 10 ne fait pas référence au Protocole. Dès lors, lorsque les rémunérations perçues par un travailleur relèvent de cet article, il ne peut prétendre au bénéfice du statut fiscal de travailleur frontalier.

L’article 10 sous la loupe : un article dérogatoire au champs d’application limité

Dérogatoire  à l’article 11 – L’article 10 de la Convention étant dérogatoire à l’article 11, son champ d’application doit être interprété de manière restrictive.

Ainsi, si une des conditions d’application qu’il fixe n’est pas rencontrée, l’article 11 en son intégralité – y compris le Protocole qui le complète – est applicable.

Champs d’application double – Il ne fait pas débat que lorsque c’est l’un des Etats qui alloue la rémunération, l’article 10 s’appliquera et la rémunération sera en conséquence imposable dans (et au bénéfice de) l’État payeur.

Toutefois, les rémunérations allouées par des personnes morales de droit public de l’un de ces Etats qui ne se livrent pas à une activité industrielle ou commerciale sont davantage sujettes à discussion.

En effet, cette notion (en italique) n’est pas définie par la Convention, ni a fortiori dans le Protocole.

Personnes morales de droit public – Une personne morale de droit public est un être juridique créé par une loi à l’initiative d’un pouvoir public (Etat fédéral, région, communauté, etc.) en vue de remplir des missions d’intérêt public et dotées à cet effet, d’un patrimoine.

Activité industrielle ou commerciale – Les activités industrielles ou commerciales n’étant pas définies dans la Convention, nous relevons qu’une notion proche se retrouve à l’article 182 du Code des impôts sur les revenus 1992 : la notion de méthodes industrielles ou commerciales.

Le commentaire administratif relatif à cet article renseigne que cette notion fait référence aux méthodes qui « dans un secteur déterminé, sont habituellement utilisées par les entreprises industrielles ou commerciales de ce secteur ». Les critères d’appréciation pris en considération  à cet égard sont la façon dont est faite la publicité, les méthodes de vente et de distribution utilisées,  la nature des revenus obtenus, la nature de la clientèle,  le personnel occupé,  la façon dont les opérations sont financées.

Par analogie, les activités industrielles ou commerciales sont celles qui sont habituellement mises en œuvre par les entreprises industrielles ou commerciales d’un secteur considéré.

Seuls les critères applicables au secteur en cause doivent être pris en compte.

L’administration fiscale estime en outre que ce sont les activités de la personne morale dans leur ensemble qui doivent être prises en considération.

S’il s’avère que la personne morale de droit public se livre à de telles activités, l’article 11 sera d’application.

Les activités industrielles ou commerciales des sociétés de logement de droits public et privé

La société de logement de droit public – Les sociétés de logement (en région wallonne) sont des personnes morales dont la forme est empruntée au droit privé (sociétés coopératives à responsabilité limitée) qui relèvent toutefois du droit public et sont agréées par la Société wallonne du Logement.

Elles sont soumises au Code des sociétés et des associations, à l’exception des dispositions impératives ou dérogatoires issues du Code wallon du logement et de l’habitat durable.

Missions et activités – Les missions et activités de ces sociétés sont énumérées dans ce dernier Code.

Au rang de celles-ci, peuvent être – notamment – relevées :

  • l’achat, la construction, la réhabilitation, la conservation, l’amélioration, l’adaptation de logements et la restructuration de bâtiments dont elle est propriétaire, ou sur lesquels elle dispose de droits réels, en vue de l’affecter principalement au logement ;
  • toute opération immobilière en ce compris la conception, le montage et le suivi de projets immobiliers et toute opération de gestion ou de mise en location de bâtiments en vue de les affecter en partie au logement ;
  • la vente d’immeubles dont elle est propriétaire ;
  • l’instruction des demandes des ménages qui souhaitent acheter un logement et le suivi des contrats ;
  • la prise en location ou en gestion de bâtiments pour les affecter au logement, ou de logements ;
  • l’équipement en voirie, égouts, éclairage public, réseau de distribution d’eau, abords communs et installations d’intérêt culturel ou social faisant partie intégrante d’un ensemble de bâtiments, et l’aménagement de cet équipement ;
  • la constitution de réserves de terrains nécessaires au développement harmonieux de l’habitat, pour les céder à des particuliers ou accorder à ceux-ci des droits réels, en leur imposant le maintien de l’aspect et de l’agencement fonctionnel des ensembles.

Des activités similaires à celles du secteur privé ? – Ces missions – qui se retrouvent en des formulations proches ou identiques, dans les objets sociaux des sociétés de logements – n’apparaissent pas spécifiques aux sociétés de logement de droit public.

Des opérateurs privés, de droit strictement privé, réglementés ou non, et actifs dans le secteur immobilier au sens large mettent en effet en œuvre des activités identiques ou très  proches de ces missions.

C’est le cas des sociétés de promotion immobilière, de gestion immobilière, de location immobilière, de construction, de terrassement, de démolition, d’agence immobilière, de gestion foncière, etc.

Ces activités génèrent, tant pour les sociétés de logement de droit public que pour celles relevant du secteur privé, des revenus essentiellement constitués de bénéfices, loyers et de plus-values.

Elles visent, directement ou indirectement, un large public (y compris les ménages à moyen et bas revenus) et occupent un personnel souvent important, dont les professions sont identiques (ouvriers, techniciens, conducteurs de travaux, architectes, géomètres, chargés de clientèle, etc.).

Par ailleurs, si les opérations menées par les sociétés de logements de droit public sont partiellement financées au moyen de subventions publiques, elles le sont également – et principalement – au moyen d’emprunts bancaires. Cela ne les différencie pas significativement des opérateurs de droit privé.

Enfin, selon le Code du logement et de l’habitat durable, les sociétés de logement de droit public peuvent avoir parmi leurs coopérateurs des personnes morales de droit privé et ne sont pas dépourvues de but lucratif.

Conclusions : article 11 et Protocole doivent prévaloir

L’examen des missions et activités exercées par les sociétés de logement de droit public fait apparaitre que, prises dans leur globalité, ces sociétés inscrivent leurs activités dans un secteur économique dans lequel de nombreux opérateurs de droit privé sont également actifs.

Aussi nous parait-il incorrect de soutenir, à l’instar de l’administration fiscale, que ces sociétés de logement de droit public ne se livreraient pas à une activité industrielle ou commerciale.

La conclusion qui à notre avis s’impose est que les travailleurs frontaliers qui sont employés par ces sociétés relèvent de l’article 11 de la Convention et peuvent, à bon droit, prétendre au bénéfice du régime fiscal dérogatoire énoncé dans le Protocole.

Les contribuables visés par une procédure fiscale ne doivent dont pas se ranger à une notification d’imposition d’office envoyée par l’administration fiscale, même si les sanctions annoncées sont inférieures aux taux normalement applicables en la matière.

Les enjeux financiers et humains en cause méritent de ne pas céder.

Enfin, il convient de rappeler que la thèse administrative d’une taxation en Belgique sur la base de l’article 10 de la Convention ne s’applique qu’aux nationaux belges. Les ressortissants français, eux, peuvent bénéficier d’une exception au principe de taxation dans l’Etat d’exercice de l’activité. La renonciation à la nationalité belge au profit de la nationalité française (dont l’obtention sera facilitée par la résidence en France) pourrait donc se révéler pertinente, même si cette démarche fait intervenir bien d’autres considérations.

Si vous êtes visé par cette problématique ou craignez de l’être, nous vous invitons à prendre contact avec notre cabinet (cliquez ici pour plus d’informations).

La présente contribution ne constitue pas et ne peut être considérée comme une consultation écrite à portée individuelle. Elle se veut la simple opinion générale de son rédacteur sans que son contenu ne l’engage, ni le Cabinet d’avocat Lemaire SPRL.

© Sylvain Lemaire – Sous réserve des exceptions légales, toute reproduction sans l’accord préalable et explicite de l’auteur est prohibée.

 

 

 

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